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Mahathir, Anwar, Indonésie

samedi 6 mai 2023, par Yves

Ces trois-là, quel destin !
Those three, what a destiny !

On ne peut évoquer le Dr Mahathir Mohamed sans Anwar Ibrahim, son « meilleur ennemi » selon la presse, et l’un et l’autre sans la Malaisie qu’ils ont voulu sortir du sous-développement. La voilà en passe d’y parvenir avec des politiques souvent en rupture avec le « consensus de Washington » – grâce à des recettes peu conventionnelles, ou malgré elles ?

Il est vrai que la Malaisie est elle-même complexe. Constituée par le colon avant tout pour faire des affaires, elle est parvenue à l’indépendance plus tard que d’autres et par étapes. Elle bénéficie d’une densité moyenne relativement faible et c’est un atout au milieu des foules asiatiques, mais elle profite aussi de la diversité de ses milieux écologiques. A ses portes, dans la région du monde aujourd’hui la plus dynamique, se trouvent deux locomotives économiques, Singapour et la Thaïlande même si celle-ci connaît depuis des décennies un parcours troublé.

Nos deux hommes d’État souvent adversaires ont su tirer parti de ces qualités et construire une économie nationale dont l’industrie manufacturière constitue un fleuron.

La Malaisie, c’est d’abord une longue histoire appuyée sur une géographie particulière.

Avant d’être colonisée par les Européens, elle a été peuplée par des bouddhistes puis un millénaire plus tard tributaire de souverains musulmans de Java qui tirent déjà leur puissance du commerce dont le point central est Malacca, au cœur des détroits et en contact avec le grand amiral chinois musulman Zheng He (15ème siècle).

Elle est ensuite colonisée par le Portugal, les Pays-Bas et enfin l’Angleterre qui imposent par leurs armes, leurs techniques de navigation et leur administration – Calcutta dirige d’abord l’Empire britannique – qui a l’habileté de maintenir en place des sultans à qui elle impose à travers un protectorat, un résident ou un conseiller leur domination fondamentalement commerciale (Compagnies des Indes orientales).

Les principales ressources en sont les épices, l’étain et après la 1ère guerre mondiale le caoutchouc naturel dont elle est le 1er producteur mondial.

La 2ème guerre mondiale est marquée par l’invasion japonaise suivie par une insurrection communiste, une répression violente menée par les Britanniques qui doivent se résoudre à l’indépendance de la fédération de Malaisie dans le cadre du Commonwealth en 1957 à laquelle sont ajoutées deux provinces de Bornéo en 1963 et une tentative infructueuse d’étrangler Singapour , chassé mais indépendant en 1965, qui a su devenir un des pays les plus riches du monde et tire maintenant la croissance de la province limitrophe de Johor Bahru.

La Malaisie présente ainsi un relief complexe puisqu’il va du niveau de la mer aux Cameron Islands, à plus de 1000 m, à quelque 200 km de la touffeur de l’ex-capitale Kuala-Lumpur , au Mont Kinabalu, plus haut sommet du pays (4095 m) au centre d’un parc national classé, doté d’une grande biodiversité, et bien sûr l’omniprésence de la mer.

La Malaisie, pays de traditions

Ainsi de la rotation des sultans, « probablement la monarchie la plus étrange du monde » écrivait « the Economist » en 2017. On n’y faisait guère attention jusqu’à ce que le premier ministre de l’époque, Najib Razak, soit accusé d’avoir détourné 700 Millions $. Le sultan pourrait-il y remédier ? Le pays en a 9, chacun régnant sur une province et étant à tour de rôle chef d’État pendant 5 ans. Depuis 1990, ils n’ont plus qu’un rôle décoratif, la réalité du pouvoir étant monopolisée par Mahathir Mohamed qui s’est servi à l’époque du fâcheux exemple d’un chef d’État scandaleusement assassin de son domestique au golf…

Enfin, au Nord se trouve la Thaïlande dont les 3 provinces limitrophes sont musulmanes et ne peuvent actuellement être traversées sans risque car la rébellion y sévit. Bien que la Malaisie se défende de toute responsabilité dans cette guérilla, ce voisinage agité ne favorise pas sa croissance.

Elle a heureusement d’autres moteurs : l’agriculture représente encore 16% de l’emploi avec, grâce à sa diversité, à la fois des cultures développées par les Britanniques : huile de palme, cacao, pommes, prunes, fraises et pour la consommation intérieure des cultures tropicales comme bananes, noix de coco, durian, ananas, riz et ramboutan. Bornéo est particulièrement productive et on y défriche les champs, de manière excessive, par écobuage, engendrant de gigantesques incendies .

Quant aux autres secteurs, c’est le Dr Mahathir qui a voulu les moderniser.

Mohamed Mahathir est né en 1925, fils d’un Malais musulman venu d’Inde et d’une mère malaise, il est devenu médecin militaire avant d’être élu au Parlement dès 1964. Il connaît ensuite une carrière politique entrecoupée de nombreux épisodes : émeutes raciales de 1969 qui contribuent à sa défaite, son parti, l’UMNO (Organisation nationale des Malais unis) s’appuyant sur les Malais au détriment des électeurs d’origine chinoise.

Dans les années 70, il se rallie à la politique favorisant les autochtones, les « Bumiputra » (fils du sol) Malais musulmans. Ceux-ci ont droit, dans le cadre de la « Nouvelle politique économique » à divers avantages (« Affirmative action ») liés en particulier à la religion et portant sur l’éducation, la propriété, les intérêts économiques, l’investissement, le logement, etc.

Mais il est exclu de l’UMNO jusqu’en 1972, retrouve plusieurs portefeuilles ministériels à partir de 1976 et est élu Premier ministre de 1981 à 2003. Rallié à l’islamisme, Mahathir dérivera vers des déclarations antisémites.

Dans ces hautes fonctions qui font de lui un des hommes d’État les plus influents d’Asie, il applique une politique nationaliste diamétralement opposée aux recommandations des experts du FMI notamment pendant la crise asiatique (1997-98) qui a vu les monnaies locales dégringoler rapidement. Protectionniste quand le « consensus de Washington » prône le libéralisme, il épargne à son pays les effets les plus nocifs de la crise asiatique. Vilipendant fonds de pensions et spéculateurs tout en gardant son pays ouvert aux échanges et aux investissements étrangers, il impose temporairement une parité fixe entre ringgit et dollar américain et instaure un contrôle des capitaux afin de limiter les mouvements de devises. Des mesures radicales qui permettent finalement de stabiliser l’économie. Et le refus de plier devant les exigences du FMI qui préconisait un ringgit flottant renforcent sa stature d’homme d’État, capable de braver l’orthodoxie néolibérale (le fameux « consensus de Washington ») comme d’adopter une solution pragmatique et in fine efficace.

D’autre part, il est à l’origine de plusieurs projets économiques dont certains ont survécu comme les tours jumelles de Petronas, les plus hautes du monde à l’époque (452 m) et qui peuvent résister à un séisme de magnitude 7,2, la nouvelle capitale Putrajaya, etc ; en revanche l’automobile produite par Proton, appuyé à l’origine sur Mitsubishi, n’a jamais eu un marché suffisant.

Mahathir favorise l’identité asiatique, notamment à travers l’East Asia Economic Group centré sur le Japon. Par ailleurs, la Malaisie fait partie des fondateurs en 1967 de l’ASEAN. Il se retire en 2003 mais critique vertement ses successeurs Badawi puis Najib, quitte l’UMNO et à la tête du parti BERSATU redevient premier ministre en 2018.

Cependant, c’est l’opposition avec sa nemesis Anwar Ibrahim qui précipite sa chute en 2021, à 94 ans, l’homme d’État le plus âgé au monde.

Anwar Ibrahim, né en 1947, est vice-premier ministre de 1993 à 1998 avant d’être jeté par le Premier ministre Mahathir en prison pour corruption puis sodomie, un crime selon la loi. Il n’est libéré qu’en 2018 et, après avoir gagné les élections, devient Premier ministre en 2022.

Anwar est un combattant. Déjà emprisonné pendant 20 mois à partir de 1974 sans jugement pour avoir participé à des manifestations étudiantes, il entre au gouvernement en 1982 dont il devient ministre des finances et vice-premier ministre lors de la crise asiatique. Mais sa vie est ensuite dominée par les accusations et emprisonnements avant que Mahathir ne fasse mine de se réconcilier avec lui en 2018, mais il devra attendre 2022 pour devenir Premier ministre, à 75 ans.

Intelligent, plutôt libéral en économie, il soutient le FMI lors de la crise asiatique, défend l’économie libérale de marché, l’investissement étranger et l’ouverture commerciale. Plus généralement, il s’oppose au népotisme et au favoritisme qui sévissent au sein de l’UMNO et se confie à ses interlocuteurs étrangers, y compris l’ambassadeur de France, quand il se sent menacé.

Quand il n’est pas en prison, il enseigne dans diverses universités étrangères puis revient au Parlement.

Son combat, il le livre pour une plus grande démocratie islamique, l’indépendance de la justice et une bonne gouvernance. La politique favorable aux « Bumiputra » qu’il soutenait à l’origine devient plus récemment un « problème majeur » car elle favorise la corruption.

Commentaires personnels.

1/ Mahathir et Anwar se rejoignent en cela : l’islamisme est là pour soutenir les progrès de la Malaisie, non pour une affirmation intégriste. Loin du Proche-Orient, la Malaisie affirme une foi respectant au moins en partie les autres cultes même si une politique discriminatoire a prévalu jusqu’à présent. La Malaisie fait partie de l’Organisation Islamique Internationale (OCI), elle ne cherche en rien à s’isoler. La France en a bénéficié, notamment dans les programmes d’armement, et il faut souhaiter que ce soit encore le cas à l’avenir.

2/ Autre point commun entre les deux frères ennemis, la Malaisie et l’ASEAN doivent, quelles que soient les vicissitudes, rester au centre de l’Asie . C’est vrai au niveau politique et diplomatique, c’est également le cas des emplois les plus exposés : l’immigration, dont elle est un des pays receveurs les plus importants, est là pour construire la Malaisie de demain.

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Malaysia, Mahathir, Anwar : an unavoidable trio.

One cannot talk about Dr Mahathir Mohamed without Anwar Ibrahim, his "best enemy" according to the press, and both of them without Malaysia, which they wanted to pull out of underdevelopment. Now it is on the way to doing so with policies that often break with the "Washington consensus" - thanks to unconventional recipes, or in spite of them ?

It is true that Malaysia is itself complex. Formed by the colonialists primarily for business, it achieved independence later than others and in stages. It benefits from a relatively low average density, which is an asset in the midst of the Asian crowds, but it also benefits from the diversity of its ecological environments. On its doorstep, in the most dynamic region of the world today, are two economic powerhouses, Singapore and Thailand, even if the latter has been experiencing a troubled history for decades.
Our two statesmen, often adversaries, have been able to take advantage of these qualities and build a national economy whose manufacturing industry is a flagship.

Malaysia has a long history based on a particular geography.
Before being colonised by Europeans, it was populated by Buddhists and then, a millennium later, by Muslim rulers from Java, who were already drawing their power from trade, the central point of which was Malacca, at the heart of the straits and in contact with the great Chinese Muslim admiral Zheng He (15th century).
It was then colonised by Portugal, the Netherlands and finally England, who imposed their weapons, their navigation techniques and their administration - Calcutta first ruled the British Empire - which had the skill to keep in place the sultans to whom it imposed its fundamentally commercial domination through a protectorate, a resident or an adviser (East India Companies).

Its main resources are spices, tin and, after the First World War, natural rubber, of which it is the world’s leading producer.
The Second World War is marked by the Japanese invasion, followed by a communist insurrection, violent repression by the British, who are forced to give independence to the federation of Malaysia within the framework of the Commonwealth in 1957, to which two provinces of Borneo are added in 1963, and an unsuccessful attempt to strangle Singapore, which is kicked out but becomes independent in 1965.
Malaysia’s terrain is complex, ranging from sea level in the Cameron Islands, at more than 1,000 m, some 200km from the sweltering ex-capital Kuala Lumpur, to Mount Kinabalu, the country’s highest peak (4,095m), in the centre of a listed national park with great biodiversity, and of course the omnipresence of the sea.

Malaysia has also kept its oddities from history.
Thus the rotation of sultans, "probably the strangest monarchy in the world" wrote "the Economist" in 2017. Little attention was paid to it until the then prime minister, Najib Razak, was accused of embezzling $700 million. Could the Sultan do something about it ? The country has 9 of them, each ruling a province and taking turns being head of state for 5 years. Since 1990, they have only had a decorative role, the reality of power being monopolised by Mahathir Mohamed who used the unfortunate example of a head of state who scandalously murdered his servant while playing golf...

Finally, to the north is Thailand, whose three bordering provinces are Muslim and cannot be crossed without risk at present because of the rebellion there. Although Malaysia denies any responsibility for this guerrilla war, this troubled neighbourhood does not favour its growth.
Fortunately, it has other drivers : agriculture still accounts for 16% of employment, with a diversity of crops developed by the British : palm oil, cocoa, apples, plums, strawberries and, for domestic consumption, tropical crops such as bananas, coconuts, durian, pineapple, rice and rambutan. Borneo is particularly productive and the fields are cleared excessively by burning, resulting in huge fires.

As for the other sectors, it is Dr Mahathir who wanted to modernise them.
Mohamed Mahathir was born in 1925, son of a Malay Muslim from India and a Malay mother, he became a military doctor before being elected to Parliament in 1964. He then had a political career interspersed with many episodes : race riots in 1969 which contributed to his defeat, his party, the UMNO (United Malays National Organisation) relying on the Malays to the detriment of voters of Chinese origin.
In the 1970s, he embraces the policy of favouring the indigenous, ’Bumiputra’ (sons of the soil) Malay Muslims. Under the ’New Economic Policy’, they are entitled to various benefits (’Affirmative Action’) linked in particular to religion and covering education, property, economic interests, investment, housing, etc.
But he is excluded from UMNO until 1972, recoveres several ministerial portfolios from 1976 and is elected Prime Minister from 1981 to 2003. Allied to Islamism, Mahathir drifts towards anti-Semitic statements.

In these high functions, which make him one of the most influential statesmen in Asia, he applies a nationalist policy diametrically opposed to the recommendations of the IMF experts, especially during the Asian crisis (1997-98), which saw local currencies plummet rapidly. Protectionist when the "Washington consensus" advocated liberalism, he spares his country the most harmful effects of the Asian crisis. Vilifying pension funds and speculators while keeping his country open to trade and foreign investment, he temporarily imposes a fixed parity between the ringgit and the US dollar and introduceds capital controls to limit currency movements. These are radical measures that finally help stabilise the economy. And the refusal to bend to the demands of the IMF, which advocated a floating ringgit, reinforces his stature as a statesman, capable of defying neoliberal orthodoxy (the famous "Washington consensus") as well as adopting a pragmatic and ultimately effective solution.
On the other hand, he was at the origin of several economic projects, some of which have survived, such as the Petronas twin towers, the highest in the world at the time (452 m) and which can withstand an earthquake of magnitude 7.2, the new capital Putrajaya, etc. On the other hand, the car produced by Proton, originally supported by Mitsubishi, never had a sufficient market.

Mahathir favours an Asian identity, notably through the East Asia Economic Group centred on Japan. Moreover, Malaysia was one of the founders of ASEAN in 1967. He steps down in 2003, but strongly criticises his successors Badawi and Najib, leaves UMNO and becomes Prime Minister again in 2018 at the head of the BERSATU party.

However, it is the opposition with his nemesis Anwar Ibrahim that precipitates his fall in 2021, at 94 years old, the oldest statesman in the world.

Anwar Ibrahim, born in 1947, is deputy prime minister from 1993 to 1998 before being thrown into prison by Prime Minister Mahathir for corruption and then sodomy, a crime under the law. He is released only in 2018 and, after winning the elections, becomes Prime Minister in 2022.
Anwar is a fighter. Already imprisoned for 20 months from 1974 without trial for taking part in student protests, he joins the government in 1982 and becomes finance minister and deputy prime minister during the Asian crisis. But his life is then dominated by accusations and imprisonments before Mahathir pretends to reconcile with him in 2018, but he has to wait until 2022 to become Prime Minister, at 75 years old.
Intelligent, rather liberal in economics, he supports the IMF during the Asian crisis, defends the liberal market economy, foreign investment and trade opening. More generally, he opposes nepotism and favouritism within UMNO and entrusts in his foreign interlocutors, including the French ambassador, when he feels threatened.
When he is not in prison, he teaches in various foreign universities and then returns to Parliament.
He fights for a wider Islamic democracy, independence of the judiciary and good governance. The ’Bumiputra’ policy he originally supported has more recently become a ’major problem’ as it promotes corruption.

Personal comments.
1/ Mahathir and Anwar agree on this : Islamism is there to support Malaysia’s progress, not for a fundamentalist affirmation. Far from the Middle East, Malaysia affirms a faith that at least partly respects other religions, even if a discriminatory policy has prevailed until now. Malaysia is part of the International Islamic Organisation (OIC), it does not seek to isolate itself. France has benefited from this, particularly in its arms programmes, and it is to be hoped that this will continue to be the case in the future.

2/ Another point in common between the two enemy brothers is that Malaysia and ASEAN must, whatever the vicissitudes, remain at the centre of Asia. This is true at the political and diplomatic level, but it is also the case for the most exposed jobs : immigration, of which it is one of the most important receiving countries, is there to build the Malaysia of tomorrow.